Regards noirs sur le réseau

Regards noirs sur le réseau

La réactivation de la lutte contre le racisme aux États-Unis cet été a interpellé la société québécoise. Un constat se dégage des discussions : pour combattre le racisme systémique1, il faut commencer par reconnaître son existence. Nous avons demandé à deux déléguées de l’APTS issues de la communauté noire montréalaise de partager leur témoignage et leurs pistes de solution.

Active depuis 17 ans dans son syndicat local, Alexandra Boisrond est née à Montréal. «Ma bête noire est de me faire demander d’où je viens.» Anglophone, Arlene Chambers travaille en réadaptation depuis 27 ans et est responsable de la santé et de la sécurité du travail au sein de l’équipe APTS. Toutes deux sont éducatrices spécialisées au sein du CIUSSS de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal et membres de leur exécutif local. Nous leur avons demandé de nous donner quelques exemples de manifestation de racisme, subi ou observé.

«J’ai eu droit à des commentaires racistes dissimulés sous forme de compliments, raconte Alexandra. On m’a reproché de ne pas avoir servi le café dans une réunion avec des partenaires communautaires, comme si cela allait de soi que je le fasse. J’ai été témoin du rejet de plusieurs candidats racisés sous prétexte que leur nom de famille était difficile à prononcer et d’un commentaire critique d’un gestionnaire durant une intervention d’une personne de couleur : il trouvait qu’on ne comprenait rien à ce qu’elle disait.»

«En tant que responsable des griefs au sein d’un autre syndicat dans le passé, j’ai constaté plus d’une fois que des gens de minorités visibles avaient reçu des lettres de réprimande basées sur des motifs arbitraires», ajoute Arlene.

Comment expliquer ces manifestations de racisme insidieuses?

«Dans les milieux de travail où il n’y a pas beaucoup de leaders de couleur parmi les gestionnaires, estime Alexandra, il y a de fortes chances que les personnes de couleur ne soient pas valorisées. Le manque de sensibilisation fait en sorte que les gens ne reconnaissent pas leurs préjugés et, de ce fait, ne savent pas comment éviter de les manifester. Ils sont mal à l’aise avec tout ce qui concerne les communautés racisées.»

Arlene est du même avis : l’absence de personnes issues des minorités visibles au sein de la direction contribue au maintien d’une culture d’iniquité qui tolère le dénigrement et le racisme. « La majorité blanche n’acceptera pas facilement un·e leader noir·e, même s’il s’agit d’une personne très compétente et parfaitement en mesure de faire le travail », croit-elle.

Comment faire en sorte que le réseau de santé et de services sociaux québécois soit exempt de tels préjugés?

«Par l’éducation!, s’exclame spontanément Alexandra. Il faut offrir davantage de formation, aux employé·e·s comme aux gestionnaires. Je suggère de créer des capsules vidéo avec des exemples concrets permettant aux gens de comprendre à quel point le racisme systémique peut être sournois et avoir des répercussions néfastes sur les communautés ciblées.»

«Il faut aussi agir en dénonçant ouvertement les manifestations de racisme», renchérit Arlene, qui réclame une tolérance zéro en la matière. «On devrait embaucher et promouvoir des candidat·e·s de couleur. Il y aurait lieu de créer et d’animer une plateforme où toutes ces questions seraient débattues.»

Arlene demande simplement que les membres des communautés racisées soient traité·e·s en fonction de leurs compétences, au même titre que ceux et celles de la population de souche, et que leurs actions soient jugées sur la base des règlements et politiques en vigueur − et non pas de façon arbitraire.

«Ce qui est bon pour pitou est bon pour minou, dit-elle. Ce qui est approprié pour l’un doit l’être également pour l’autre. Nous devrions travailler dans un environnement sain et sécuritaire. Le secteur de la santé et des services sociaux comporte déjà son lot de défis face à un gouvernement employeur qui ne nous respecte pas et refuse de rétribuer notre travail à sa juste valeur. Rabaisser un groupe en particulier n’améliore le sort de personne.»

Les femmes racisées sont-elles exposées à encore plus de discrimination que les hommes de leur communauté?

D’emblée Alexandra et Arlene croient que oui. Leurs témoignages sur ce point révèlent la crainte partagée par bien des femmes, toutes origines confondues, de s’exprimer avec véhémence par peur d’être jugées trop «agressives». Dans un monde du travail régi selon des valeurs masculines, l’émotivité est mal perçue.

Pourquoi les débats relatifs au racisme systémique se heurtent-ils souvent à une attitude défensive de la part des Québécois·es de souche?

Alexandra estime que des exemples concrets leur permettraient de mieux comprendre le phénomène sans se sentir ciblé·e·s. «Il est temps d’arrêter de nier son existence par peur d’être appelé·e raciste.»

«C’est la réalité de la société dans laquelle nous vivons, constate Arlene. Si les gens n’ont rien à se reprocher, ils ne devraient pas se sentir visés.  Ils sont sur la défensive parce qu’ils ne savent pas comment expliquer cette inégalité.»

Comment un syndicat comme l’APTS peut-il contribuer à rendre le réseau de la santé et des services sociaux plus égalitaire?

«Le syndicat doit avoir une orientation claire ainsi que des représentant·e·s des communautés culturelles dans ses structures, affirme Alexandra. La nation québécoise a évolué depuis les années 1940-50. Les Québécois·es racisé·e·s ont désormais leur place et le droit d’être représenté·e·s en conséquence. Pourquoi ne pas créer des comités visant à s’assurer que les membres de couleur peuvent se réunir et proposer des orientations bénéfiques à tou·te·s? Le syndicat devrait aussi créer des liens avec des centres communautaires pour les gens racisés.»

«En tant que syndicat, poursuit-elle, nous avons un rôle à jouer pour faciliter les discussions à ce sujet avec l’employeur. À cette fin, il serait intéressant de faire un bilan différencié des plaintes reliées à l’insécurité d’emploi et au harcèlement et d’évaluer objectivement si les possibilités d’épanouissement au travail et d’avancement sont les mêmes pour tous les groupes.»

De son côté, Arlene rappelle l’importance de reconnaître l’existence du racisme au sein du mouvement syndical, condition essentielle pour stimuler la motivation de l’éliminer. Elle croit que ce devrait être une priorité pour le syndicat, dont la mission est de défendre les droits de la totalité de ses membres.

Elle encourage également la création de comités dans le but de mieux comprendre la nature et l’évolution du racisme ainsi que les façons dont il s’immisce sournoisement dans nos perceptions et nos jugements.

«L’APTS doit dénoncer publiquement toute forme de racisme et plaider pour le changement sur toutes les tribunes. Notre action en ce sens doit se poursuivre tout au long de l’année, pas seulement durant le Mois de l’histoire des Noirs. Dans le réseau de la santé et des services sociaux BLACK LIVES MATTER», conclut Arlene.

Si vous voulez partager vos expériences, nous vous invitons à nous les transmettre à l’adresse sociopolitique@aptsq.com.

1Lire à ce sujet l’article Combattre le racisme comme on combat le sexisme.

Photo principale : Alexandra Boisrond (à gauche) et Arlene Chambers (à droite), éducatrices spécialisées en réadaptation.

Propos recueillis par Élisabeth Circé Côté | Rédaction Chantal Mantha | 24 juillet 2020