« Professionnel·le·s » et syndicalisme : incompatibles?

« Professionnel·le·s » et syndicalisme : incompatibles?

C’est à cette idée reçue décidément tenace que s’attaquait Louise Boivin, professeure au Département de relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) dans le cadre de la deuxième édition du Carrefour des idées, Comprendre pour choisir.

Cette réflexion, amorcée il y a deux ans par l’APTS, est l’occasion de prendre du recul pour avoir une vision plus globale du contexte dans lequel nous évoluons et agir de façon éclairée. Retour sur la conférence de Louise Boivin.

On oppose souvent la logique d’action professionnelle et la logique d’action syndicale. Comment expliquez-vous cette dichotomie?

Tout d’abord en définissant ce que l’on entend par « professionnel·le·s » : ce sont des personnes appartenant à des catégories de professions qui partagent des caractéristiques communes, parmi lesquelles un niveau de scolarité post-secondaire, une expertise reconnue par un diplôme, un fort engagement dans le travail, un certain niveau d’autonomie — en théorie du moins! —, un rapport étroit à l’éthique et, pour plusieurs, une dimension relationnelle importante dans le travail. Cette appellation pourrait ainsi s’appliquer à plusieurs catégories de technicien·ne·s. Partant de ces caractéristiques, des théories en gestion prétendent que leur logique d’action serait nécessairement individualiste, corporatiste et basée sur la défense de privilèges liés à une qualification, voire à un statut social. Elle s’opposerait donc de facto à la logique d’action syndicale, axée davantage sur la construction d’un pouvoir collectif et sur la solidarité entre différentes catégories de salarié·e·s. Le discours gestionnaire va même jusqu’à prétendre parfois que le syndicalisme et ses moyens de pression, comme la grève, sont anti-professionnels. Une rhétorique culpabilisante que les gouvernements successifs n’ont d’ailleurs pas manqué d’utiliser pour occulter leurs responsabilités, notamment dans le contexte de la pandémie.

Vos travaux, qui portent sur les transformations contemporaines du travail, de l’emploi, de la représentation et de l’action collectives, vous amènent à une toute autre conclusion…

Mes recherches me portent effectivement à affirmer que le syndicalisme chez les professionnel·le·s, s’il a ses spécificités propres, peut aussi être mobilisateur, militant et axé sur la solidarité. C’est d’ailleurs d’autant plus évident dans le contexte actuel de privatisation des services publics et parapublics que celle-ci se cristallise par un recours au secteur privé ou, de manière plus insidieuse, par une importation de ses pratiques de gestion.

Vous vous êtes penchée sur le cas d’une mobilisation qui a eu lieu au Québec à partir de 2011 et qui, selon vous, en est une illustration très éloquente.

Effectivement. À l’époque, la direction de ce qui était encore le CSSS d’Ahuntsic-Cartierville tentait d’implanter la méthode d’« optimisation » de la firme Proaction, un modèle de gestion de type lean s’appuyant notamment sur la standardisation des procédés et la réduction du très subjectif « gaspillage ». Voyant leur savoir, leur autonomie et leur jugement professionnels sacrifiés sur l’autel de l’efficience, et pressentant la détérioration que de telles mesures engendreraient dans les services rendus aux usager·ère·s, les intervenant·e·s de la santé et des services sociaux concerné·e·s se sont mobilisé·e·s de façon spectaculaire, avec l’appui du syndicat local de l’APTS, organisant une série de moyens de pression, déposant pas moins de 12 griefs collectifs et obtenant ultimement le retrait de l’outil en question. Cette action collective a mené à une décision arbitrale très importante en matière de reconnaissance du droit fondamental à des conditions de travail justes et raisonnables. Cette décision est d’ailleurs étudiée aujourd’hui dans des cours de droit du travail et fait l’objet d’un chapitre que j’ai cosigné avec Julie Bourgault, professeure au Département de relations industrielles de l’UQO, dans l’ouvrage collectif « Les services sociaux à l’ère managériale1».

Vous déduisez de ce cas de mobilisation et des études sur lesquelles vous vous êtes attardée que deux facteurs priment aux yeux des professionnel·le·s pour que l’action syndicale leur paraisse pertinente. Quels sont-ils?

D’une part, celle-ci doit s’exercer à la base, localement et de manière participative de sorte à répondre aux préoccupations des membres, qu’il s’agisse de défense de standards professionnels ou de dénonciation des restructurations néolibérales des services publics. On s’aperçoit en effet que l’engagement professionnel, loin d’éroder l’engagement syndical, vient au contraire le renforcer si le syndicat est perçu comme permettant de remettre en question les décisions prises par les gestionnaires dans les milieux de travail. Il s’agira alors de créer des espaces d’éducation, de participation et de mobilisation au niveau local à travers lesquels les membres pourront exercer leur leadership en exprimant leurs idées et points de vue, en faisant reconnaître leur expertise et en influençant la stratégie syndicale.

D’autre part, les professionnel·le·s, particulièrement des milieux de la santé et des services sociaux, sont sensibles à un syndicalisme qu’on appelle de « transformation sociale », c’est-à-dire qui fait le lien entre les préoccupations qui les habitent dans leur milieu de travail et celles qui concernent, plus largement, la justice sociale et la justice climatique et qui sont partagées par des allié·e·s. La campagne « Payée au féminin », qui concernait les membres de l’APTS et de la FIQ, s’inscrivait dans cette idée en militant pour l’égalité des genres tant en emploi que dans la société dans son ensemble.

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1BOIVIN, Louise, BOURGAULT, Julie, sous la direction de : GRENIER, Josée et de BOURQUE, Mélanie, Les services sociaux à l’ère managériale, Presses de l’Université Laval, 2018, « Nouvelle gestion publique, action syndicale et défense du droit à des conditions de travail justes et raisonnables », p. 247 à 274

Rédaction Leïla Asselman | 23 juillet 2021