Le « privé en santé » : panacée ou fausse bonne idée?

Le « privé en santé » : panacée ou fausse bonne idée?

Le privé en santé était sur toutes les lèvres durant la campagne électorale mais l’on serait bien en peine de se faire une idée juste sur le sujet tant les opinions divergent. François Legault disait vouloir accélérer la migration des services de première ligne vers les groupes de médecine familiale (GMF) et faire davantage de place aux cliniques privées dans les soins spécialisés; Dominique Anglade souhaitait un « grand rattrapage en matière de chirurgies grâce à des ententes avec le privé »; Eric Duhaime remettait carrément en question le principe fondamental d’étanchéité public-privé; quant à Gabriel Nadeau-Dubois, il avançait de manière laconique que « le privé en santé, si ça marchait, on le saurait ».

Que penser alors de cette stratégie qu’entend suivre le gouvernement lors de son prochain mandat, notamment dans le cadre du déploiement de son fameux Plan pour mettre en œuvre les changements nécessaires en santé (Plan santé)? Anne Plourde, autrice et chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), a démêlé le vrai du faux pour le bénéfice de vos délégué·e·s lors d’une conférence en conseil général. Voici les faits saillants de son exposé.

Le privé en santé et dans les services sociaux, c’est nouveau, non?

Parce qu’une majorité de personnalités politiques prônent aujourd’hui de manière décomplexée un accroissement du recours au secteur privé en santé et dans les services sociaux, cette stratégie peut paraître novatrice et efficace. Or, l’on constate une hausse de plus de 50 % du financement privé en santé au Québec depuis la fin des années 701. En aide à domicile de longue durée par exemple, ce sont 85 % des heures de services qui sont prodiguées par le secteur privé, notamment par le biais des agences de placement ou dans des résidences privées pour aîné·e·s (RPA)2.

Que ce soit en première ligne, avec les GMF, en hébergement, avec les CHSLD privés et autres ressources intermédiaires, ou en matière de services professionnels, le privé  est donc déjà bien implanté en santé et dans les services sociaux, avec des résultats que l’on sait déjà loin d’être à la hauteur3.


Le privé en santé et dans les services sociaux, n’est-ce pas plus efficace?

On entend souvent dire que le secteur privé est plus productif que le secteur public qui, lui, serait notamment sclérosé par la bureaucratie. Le cas des GMF, privés à 75 %, est pourtant loin d’accréditer cette hypothèse. Créé au début des années 2000 pour, entre autres, désengorger les urgences et améliorer l’accès à un médecin de famille et aux services psychosociaux, ce modèle de clinique a bénéficié d’un soutien financier et organisationnel indéfectible des gouvernements depuis 20 ans. Mais les GMF n’ont atteint aucun des objectifs visés. En matière de prise en charge par exemple,  le ratio de patient·e·s par médecin dans ces cliniques est resté sensiblement stable ou  a baissé4 depuis que ces données sont colligées!

Le privé en santé et dans les services sociaux, n’est-ce pas  moins cher?

En fait, le cas des agences de placement suggère une toute autre réalité. En analysant l’évolution des dépenses en main-d’œuvre indépendante (MOI) dans le secteur des soins à domicile, par exemple, on constate que « les réductions de coûts immédiates promises par la privatisation des services tendent à s’amenuiser – voire à disparaître – sur le long terme, au fur et à mesure que les services publics augmentent leur dépendance à l’égard des entreprises privées ». C’est ainsi qu’avant même la pandémie, et en l’espace de 4 ans seulement, ces dépenses ont augmenté de 150 %, alors que le nombre d’heures de services prodiguées ne s’est élevé que de 75 %5.

Le privé en santé et dans les services sociaux, cela ne permet-il pas au moins de réduire les listes d’attente?

En réalité, les études à ce sujet démontrent très clairement l’inverse : plus le privé s’ingère en santé, plus l’attente s’allonge dans le secteur public. La raison en est bien simple : les ressources professionnelles n’augmentent pas par magie et ne font que se déplacer d’un secteur à l’autre. Une fois ces ressources phagocytées par le privé, de nombreuses personnes doivent attendre encore plus longtemps pour obtenir des services de physiothérapie, de psychothérapie ou d’orthophonie, par exemple, faute de moyens et/ou d’assurances privées. On estime d’ailleurs que plus de 700 000 heures de services de consultation sociale et près de 60 000 heures de consultation psychologique ont été perdues dans les centres locaux de services communautaires (CLSC) au profit des GMF6.

Plus le privé s’ingère en santé, plus l’attente s’allonge dans le secteur public. La raison en est bien simple : les ressources professionnelles n’augmentent pas par magie et ne font que se déplacer d’un secteur à l’autre.


En attendant mieux, le privé en santé et dans les services sociaux ne permet-il pas au moins de désengorger les urgences?

Encore une fois le cas des GMF tend à démontrer que, là non plus, le privé ne tient pas ses promesses. En effet, plus de la moitié des GMF-réseaux — qui reçoivent un financement additionnel pour jouer le rôle de « mini-urgences » – n’atteignent pas  les quotas exigés par le ministère de la Santé et des Services sociaux en matière de rendez-vous offerts à des patient·e·s orphelin·e·s. Pire, une demande d’accès à l’information a permis de s’apercevoir qu’un GMF sur six avait conclu une entente avec les services d’urgence d’un hôpital pour que ceux-ci assurent une partie de leurs heures d’ouverture7. Ce sont donc maintenant les urgences qui désengorgent les GMF, un comble!

Que faire alors?

Plusieurs des conclusions d’Anne Plourde convergent avec les positions de l’APTS. Dans ses travaux, elle insiste sur la nécessité de s’opposer à tout élargissement de la place du secteur privé dans le réseau de la santé et des services sociaux et martèle l’importance d’une véritable priorisation de la première ligne publique — particulièrement par le biais d’une revalorisation des CLSC. Elle ajoute que la gestion de cette dernière doit se faire de manière démocratique et locale, notamment en tenant compte de l’apport des professionnel·le·s de la santé et des services sociaux, d’une part, et, d’autre part, en demeurant critique envers la concentration des pouvoirs chez les médecins. Et si le Plan santé du ministre Dubé semble emprunter la voie inverse, il aura à tout le moins le mérite de nous fournir à nous, citoyen·ne·s, professionnel·le·s, technicien·ne·s, chercheur·euse·s, syndicats et associations de tout acabit, l’occasion d’exposer collectivement ses nombreux angles morts.

1 Hébert, Guillaume, IRIS, La progression du secteur privé en santé au Québec, Montréal, Mars 2022, 5pp.
2 Plourde, Anne, IRIS, Les agences de placements comme vecteurs centraux de la privatisation des services de soutien à domicile, Montréal, 19 janvier 2022, 24 pp.
3 Hébert, Guillaume, IRIS, Les rouages du secteur privé en santé, Montréal, Avril 2022, 4pp.
4 PLOURDE, Anne, IRIS, Bilan des groupes de médecine de famille après 20 ans d’existence – un modèle à revoir en profondeur, Montréal, Québec, 28 mai 2022, 26 pp.
5 Plourde, Anne, IRIS, Les agences de placements comme vecteurs centraux de la privatisation des services de soutien à domicile, Montréal, 19 janvier 2022,  24 pp.
6 PLOURDE, Anne, IRIS, Bilan des groupes de médecine de famille après 20 ans d’existence – un modèle à revoir en profondeur, Montréal, Québec, 28 mai 2022, 26 pp.
7 Ibid.

RÉDACTION LEÏLA ASSELMAN | illustration Luc melanson | 28 OCTOBRE 2022