Le lucratif marché de l’hébergement des personnes âgées au Québec

Le lucratif marché de l’hébergement des personnes âgées au Québec

La pandémie a mis en évidence, non sans cruauté, les failles du modèle québécois d’hébergement des personnes âgées, basé en grande partie sur des installations privées. Deux chercheures ont voulu savoir à qui appartiennent les résidences et d’où leurs propriétaires tirent leurs profits.

La chercheure Anne Plourde invitée à titre de conférencière lors d’un conseil général de l’APTS en 2019

À l’invitation de Louise Boivin, professeure de relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais, Anne Plourde, chercheure post-doctorale à l’Université York, a participé à la réalisation d’une étude descriptive sur l’hébergement de longue durée au Québec. La chercheure, qui est aussi associée à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), nous donne un aperçu du portrait préliminaire qui en a été tiré.

BleuAPTS : Qu’est-ce qui vous a frappé d’emblée au terme de votre étude?

Anne Plourde (A. P.) : Deux choses. D’abord l’ampleur de la place du privé! Jusqu’à 92 % des installations sont de propriété privée. Et aussi l’importance du financement public dans ce domaine. Il prend diverses formes. Ainsi 62 % des places achetées par le réseau public sont gérées de façon privée. Même les CHSLD privés non conventionnés vivent de fonds publics. Sans parler des crédits d’impôt pour le maintien à domicile qui encouragent les gens à s’installer dans ce qui est considéré comme des logements dans les résidences privées − où leur sont offerts des services, moyennant forfaits et tarifs à la carte.

BleuAPTS : Quels sont les groupes dominants dans l’hébergement des personnes âgées?

A. P. : Le marché est concentré dans les mains de quelques grands groupes, différents selon les secteurs. Le Groupe Champlain, filiale de Groupe Santé Sedna, et Vigi Santé possèdent à eux seuls environ la moitié des places et des CHSLD privés conventionnés. Le Groupe Santé Arbec et Trois résidences, une passion possèdent le quart des places et 17 % des CHSLD privés non conventionnés. Les ressources intermédiaires (RI) sont partagées entre les groupes Immobilier Globale, Lumain, Santé Arbec et Santé Valeo/Sedna. Dans les 1 507 résidences privées pour aînés (RPA), 35 % des unités à but lucratif appartiennent soit à Chartwell, à Sélection Retraite, au Groupe COGIR, au Groupe Maurice ou au Groupe Savoie. La proportion de leurs RPA offrant des soins infirmiers est de 94,5 % alors qu’elle est de 45 % pour l’ensemble des RPA.

Sans surprise, ces groupes sont très bien représentés sur les conseils d’administration des associations d’établissements. Ces dernières se livrent à un lobbying intense auprès du gouvernement pour faire valoir que les entreprises dans ce domaine sont actuellement en péril. Or, ce sont plutôt les petites résidences qui sont contraintes de fermer, n’ayant pas la capacité financière de répondre aux exigences croissantes de la réglementation, en matière de sécurité notamment, ni d’offrir les services de plus en plus en demande. Leur retrait favorise les grands groupes. Les actifs des RPA ont doublé, voire triplé au cours des dernières années, et ce, essentiellement grâce aux loyers. Les services, pourtant offerts à des tarifs élevés qui ne sont pas contrôlés, ne sont pas une source de profits1.

Bleu APTS : Révélée au grand jour, la pénurie de personnel dans les résidences a eu des conséquences dramatiques. La nécessité pour les résidences privées d’attirer une main-d’œuvre mieux formée et de lui offrir de meilleurs salaires s’est imposée. Elles se tournent vers le gouvernement pour obtenir le financement nécessaire à la bonification des conditions de travail. Estimez-vous cette demande raisonnable?

A. P. : Comme la situation financière de ces installations privées n’est pas publique, on peut se questionner sur la pertinence pour l’État de leur accorder davantage de financement, ce qui reviendrait à subventionner les profits des actionnaires. Leur modèle d’affaire est basé sur l’exploitation d’une main-d’œuvre sous-payée, composée en grande partie de travailleuses racisées ou immigrantes, et d’une clientèle captive nécessitant des services facturés à prix fort. En réclamant un soutien financier public, ces groupes cherchent à rentabiliser leurs investissements immobiliers en se délestant des coûts du travail. Si ces derniers ne peuvent être absorbés par leur modèle d’affaire, c’est que ce dernier n’a pas sa raison d’être.

De toute façon, même si le modèle d’affaire des RPA était viable, il reste qu’il ne sert pas bien l’intérêt de la majorité des personnes âgées puisque les problèmes d’accessibilité et de qualité des services demeurent entiers. Pourquoi alors ne pas nationaliser ces installations?

Bleu APTS : Quelles solutions pouvons-nous envisager pour que l’hébergement de nos personnes âgées ait d’autres visées que les profits?

A. P. : Plusieurs avenues possibles tendent vers une démarchandisation des services aux aîné·e·s :

  • socialiser les coûts par des mesures fiscales adéquates;
  • recourir au personnel du réseau public pour offrir les services, ce qui suppose bien sûr une embauche importante;
  • opter pour une décentralisation et une gestion démocratique des ressources d’hébergement de longue durée et de soutien à domicile, de manière à ce que les personnes âgées, ainsi que leurs proches, participent aux décisions les concernant et puissent rester dans leur quartier ou leur village. Le modèle coopératif est aussi une avenue à explorer.

Tant qu’à utiliser de l’argent public, qu’il soit géré de façon publique pour offrir des services de qualité aux résident·e·s ainsi que de bons emplois et de bonnes conditions de travail.

Quelle sera la place du privé demain?

Le gouvernement Legault devrait en principe déposer une politique d’hébergement et de soins de longue durée avant la fin de l’année.

« Une telle politique ne peut exister sans mesures concrètes et pérennes pour attirer, former et retenir le personnel requis auprès des personnes âgées malades et en perte d’autonomie », écrivait la chroniqueuse Brigitte Breton dans les pages du Soleil le 17 novembre dernier.

Il reste à savoir qui paiera pour l’amélioration des conditions de travail requise pour contrer la pénurie de main-d’œuvre actuelle, les actionnaires des résidences ou les contribuables? C’est ce que nous saurons bientôt.

1. Dans son reportage « L’or gris : les résidences privées pour aînés », l’émission Enquête de Radio-Canada présente en outre les conflits qui opposent résidents et investisseurs en matière de services.

 

Propos recueillis par Philippe Hurteau et Chantal Mantha  | 17 décembre 2020